Undine geht / Ondine s’en va en guerre…

« Il était un chevalier qui cherchait dans ce monde ce qui n’est pas usé, quotidien, éculé. Il trouva au bord d’un lac une fille appelée Ondine. » (Ondine, Jean Giraudoux)

« J’ai un anneau d’algue de rivière qui fut scellé avec le baiser un esprit ; je t’épouserai aux clartés de cette lune d’eau et de miel… » (« Chant de la naïade » in Ballades, légendes et chants populaires de l’Angleterre et de l’Écosse par Walter Scott, Thomas Moore, Campbell et les anciens poètes ; publ. et précédés d’une introd. par A. Loève-Veimars,1825) [1]

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Il y a quatre ans, je découvris le très beau film allemand de Christian Petzold, Ondine. J’y revins plusieurs fois en pensée, retenue dans son orbe par sa beauté plastique et, surtout, par l’écho qu’il produisit en moi. Je je le revis par bribes avant d’écrire ces lignes, en tirant les images qui m’ont brûlée au vif.
La plupart des films allemands projetés en France et qui reçoivent de la critique un écho certain ont cette beauté littéraire qui fait défaut à l’écrasante majorité de notre production. Illusion ou réalité, le cinéma allemand semble, vu d’ici, faire preuve d’une vitalité poétique qui fait souvent cruellement défaut à notre cinéma. L’une des causes de ce manque d’âme et d’ambition, selon moi, est l’absence de dialoguiste de talent (un métier qui n’existe plus, semble-t-il) et le refus du courage, celui du complexe et du profond, de la plupart des réalisateurs. J’aime les films littéraires, je crois même que je n’aime véritablement qu’eux.
Je songe notamment à L’Œuvre sans auteur de Florian Henckel von Donnersmarck, dont La Vie des autres m’avait profondément émue, mais il est bien d’autres exemples que ma cinéphilie a égrenés au fil de ces dernières années.
Christian Petzold entame ici le premier volet d’une trilogie qui s’approprie les mythes allemands en guise de prétexte. En effet, il explore l’amour et l’histoire douloureuse de l’Allemagne, coupée puis réunifiée, au gré de ses films ; celui-ci ne fait pas exception.
Paula Beer (Ours d’argent de la meilleure actrice au festival de Berlin en 2020), dont on avait pu contempler le visage d’une surréelle grâce dans le Frantz d’Ozon (reprise du film de Lubitsch, Broken LullabyL’homme que j’ai tué),

forme ici le creuset de tout conte possible. Elle retrouve son partenaire de jeu, Franz Rogowski, déjà présent à ses côtés dans Transit.

L’amour, à la différence du désir ou de la passion, désire toujours l’absolu comme condition ou horizon de son épanouissement, c’est même sa seule norme. Illusion ou présupposé romantique nécessaire, mais illusion condamnée à être détruite diront certains. Peut-être. Cristallisation. Certainement. Fiction consentie. Vraisemblablement. L’amour est poétique, car là où l’on s’accommode d’emblée du commun, du prosaïque, il n’est d’amour réel, mais un contrat provisoire — « jusqu’à ce que la mort nous sépare » et, très souvent, bien avant — dont les limites sont pourtant inconnues des deux parties. Le mythe est l’expression d’une nostalgie de l’humanité, celle de la fusion maternelle, peut-être ; mais il dit également, de manière plus étonnante, la nostalgie de la créature surnaturelle pour l’humanité, aussi séduisante que monstrueuse, à l’instar de l’amour. L’amour nous complète et nous dévore. Il donne et prend à la fois, en digne rejeton de poros et de penia. L’amour est poétique, car il doit inventer sa propre genèse, il est le troisième personnage au sein du couple, car il s’agit toujours d’un ménage à trois, le mythe prenant la place de cet autre-là, qui est l’organe commun des amants.
L’héroïne de Petzold est sœur des naïades, sirènes, nixes et autres roussalkas, traverse le mythe qui court de Paracelse à Giraudoux, en passant par le romantisme allemand ; mais Petzold tord la légende et fait d’Ondine une figure de la résistance amoureuse, qui va lutter contre la force du destin, le sien, qui est de tuer celui qui lui sera infidèle. Ondine sort de l’eau lorsqu’un homme malheureux en amour vient pleurer une rupture au bord du rivage. Ici, le propos est inversé. C’est Ondine qui pleure et c’est Christoph (étymologiquement, celui qui porte — littéralement le Christ) qui vient prendre la place de l’absent. Ce n’est pas lui qui trahira. Personne ne trahira dans ce duo, mais le manque de confiance de Christoph perdra Ondine et la restituera au mythe. La leçon est simple : aussi belle l’histoire fût-elle, si l’on cesse de croire un instant, elle meurt. Psyché nous l’apprend, Orphée de même.
À bien des égards, la structure, que l’on pourrait qualifier de psychique, de ce film me fait songer au Pont des Arts d’Eugène Green, où il est question de deux êtres qui s’aiment sans jamais se rencontrer, comme si une autre vie, sous-jacente à celle qu’ils vivent réellement, avait lieu, malgré eux, sans eux, hors d’eux. C’est tout le propos de Maurice Maeterlinck qui ne cessa, dans toute son œuvre, de suggérer cette autre vie qui échappe à la conscience, mais qui se laisse saisir, ou plus exactement frôler, dans l’implicite et le non articulé. Comme si leurs deux âmes avaient une vie indépendante de leur corps, une vie qu’ils ne peuvent que soupçonner dans leur vie prosaïque réelle et dont ils ont seulement des indices. C’est cet indicible dont nous parle l’amour lorsqu’il nous frappe de sa violente évidence, lorsqu’il vient déranger nos existences. Il est toujours d’ailleurs et pourtant d’ici, si l’on sait lire les signes. On se reconnaît sans se connaître. C’est ce trouble-là le germe de toute histoire d’amour. Peter Ibbetson, le beau roman de Guy du Maurier et le film de Henry Hathaway, disent également cela.

Dans Ondine, ce n’est pas le rêve, comme dans Peter Ibbetson, mais l’univers aquatique qui exprime ce non-dit, cet inconscient de la relation. L’eau, c’est le mythe, mais c’est aussi l’inconçu, le non-encore déjà ici de toute éternité, mais sans nous et, cependant, pour nous.
Dans Le Pont des Arts  d’Eugène Green

on saisit cette intuition de la vie profonde est exprimée par la relation qui lie les personnage de Manuel et de Sarah et l’on peut y voir un écho d’Ondine :

« Pourquoi ne m’en parles tu pas?
— Il n’y a rien à dire.
— Si, il y a toujours quelque chose à dire.
— J’étais mal.
— A cause de quoi ?
— À cause de la violence.
— Où ?
— Dans les regards, dans les voix.
— Je ne comprends pas.
— On m’a arraché mon masque.
— Pourquoi porter un masque ?
— Pour exister.
— La vérité, n’est-ce pas mieux ?
— Quitter mon masque était la vérité.
— Derrière, il y a toi.
— Derrière il n’y a rien. C’est un fantôme que tu penses tenir.
— Tu es aussi réelle que moi, moi qui suis réel je t’aime.
— Tu ne sais pas où je suis. 
— Tu es ici, je te tiens dans mes bras.
— Mon corps est déjà ailleurs.
— Non.
— Mon âme c’était le masque.
— Non.
— Et maintenant, elle aussi est ailleurs.
— Ton âme est dans ton corps qui est devant moi. Je te touche de mes mains je te vois de mes yeux.
— Ce que de moi on peut toucher et voir c’est quelqu’un d’autre. »

« La réalité dit que je suis vivant et que tu es morte, que je suis ici et que tu es ailleurs. La réalité dit qu’il y a un fleuve entre nous.
— Non, pas la réalité. C’est ce que dit l’intelligence des hommes. (…) L’intelligence des hommes est sourde (…) »

La sirène est l’incarnation impossible de cet absolu romantique, et donc presque mystique, puisque la sirène ne peut vivre sur terre que (re)tenue par la force d’un amour humain. Ondine vit à Berlin, elle donne des conférences sur la ville. Abandonnée par son amant, elle perd sa qualité humaine, en quelque sorte, et doit se conformer à la loi de l’ancien mythe : trahie, elle n’a d’autre choix que de tuer l’infidèle et de retourner dans son milieu, sous l’eau. C’est l’amour d’un humain qui lui donne non pas une âme (problématique d’Andersen et de La Petite Sirène, à la suite de La Motte-Fouqué), mais la possibilité de vivre sur terre. Tuer ou être tuée, tel est son destin. Mais Ondine veut échapper au sortilège et elle tombe à nouveau amoureuse, dans le prolongement de cette rupture dont on devine qu’elle n’est pas originelle — d’un scaphandrier. La métaphore est belle : il est celui qui peut l’aimer pour ce qu’elle est, puisqu’il peut appartenir, même de manière artificielle, à son monde aquatique. Le petit scaphandrier dans l’aquarium donne l’impression d’être cet être miniature auquel sa voix et sa volonté d’aimer un humain donne vie. Comme s’il sortait de son phantasme. Une projection pour la protéger de la malédiction attachée à sa condition d’ondine. Lui seul ne la trahira pas. L’ironie est même qu’Ondine sera celle qui lui donne l’impression d’avoir trahi parce qu’elle ne révèle rien à Christoph de son ancienne liaison.

Ce mythe est en résonance avec ce qui agite les cœurs humains au plus profond de leur inconscient, dans leur abîme : le phantasme de la pureté, le désir de n’être qu’un pour l’autre, depuis le premier jour, jusqu’au dernier souffle. Cet amour qui prétend que l’on n’est pas entier sans un autre, digne fils de penia plus que de poros. [2]Le Banquet, 201d-203e
La chronologie de ce film est parfois floue, comme si diverses strates de la psyché du personnage central masculin, Hans, s’infiltraient les unes dans les autres ou, plus exactement, comme si les plaques tectoniques de la mémoire, à savoir du cœur, s’entrechoquaient et tentaient de se recouvrir l’une l’autre. Le spectateur est convié à prendre part à ce chaos émotionnel, à y mettre de l’ordre par la raison, là où tout n’est que montré sous le prisme de la passion amoureuse. D’ailleurs, deux types d’amour s’expriment dans ce film : la passion amoureuse aveuglée ou aveuglante (eros) et l’amour démiurgique ou métaphysique qui sait voir (mais ne sait peut-être pas aimer comme les humains aiment).
Lorsque l’on pénètre dans le film, on entre comme par effraction dans une discussion, in media res, qui a commencé sans nous, celle qui se tient entre Ondine et son amant (Johannes — prénom qui fait écho à Hans, le personnage de La Motte-Fouqué) qui lui annonce sa décision de rompre, décision qu’Ondine refuse et qui condamne à mort l’infidèle. Elle verbalise et promet ce que tout survivant blessé par la passion amoureuse se promet intérieurement : la mort, du moins symbolique, de l’être dont l’abandon menace alors notre identité.
Le désamour fait, en quelque sorte, de nous des exilés de notre passé. La rupture fait s’effondrer en nous des pans de notre existence sous forme d’éboulis
La relation passée est, désormais, frappée du sceau de l’imposture, de la honte, celle d’avoir offert son âme et son corps à qui ne les méritait pas. Effacer le passé, ce qui a été vécu pour se purifier — et c’est le sens de ce bain qui unit les deux protagonistes principaux, lors de leur rencontre, au moment où l’aquarium se brise. La tentation de l’amnésie volontaire, de l’amputation de ce qui, en nous, est gangréné, et le retour tragique du refoulé est ce qui structure ce beau film onirique. Cette tentation est également une métaphore pour parler de l’Allemagne, bien entendu. Cela est très perceptible à travers la fonction d’Ondine, historienne de l’urbanisme, et de la ville qu’elle explore, Berlin, une ville construite sur des marais, sur des sédiments — aussi bien géologiques qu’historiques.
On pense aux Ailes du désir de Wim Wenders, on ne peut s’en défendre. L’ange déchu par amour, l’ondine qui ne peut être sauvée de sa nature ou de son destin par l’amour d’un humain. La situation des anges wendersiens des Ailes du désir, condamnés à porter la mémoire de la ville qu’il survolent, dépositaires de l’histoire des hommes, mais incapables d’en partager les affects ni les plaisirs mortels. Ondine est aussi de ces êtres de passage si fréquents dans le cinéma de Petzold permettant à leur partenaire d’accomplir une traversée, mais dont la destinée revêt une dimension sacrificielle les rendant d’autant plus tragiques et… désirables, horrible paradoxe !
Ondine est un film qui nous enjoint à la profondeur et à la noyade.

« Vous, humains ! Vous, monstres ! » Ainsi commence Ondine s’en va, la nouvelle d’Ingeborg Bachmann (amour de Paul Celan) dont nous reparlerons ici, dans un autre billet. Oui, nous sommes des monstres de ne jamais aimer à la mesure de l’amour pur, à la mesure de l’absolu. La légende affirme qu’elle vit dans les eaux d’un lac perdu dans la forêt. Un homme qui aime sans espoir de retour une femme, face à l’indicible souffrance de l’exil amoureux, peut aller dans la forêt, sur la rive du lac, et crier le nom d’Ondine. Elle lui répondra. Elle lui offrira alors son amour sous la forme d’une dette possible : il devra payer de sa vie s’il cesse de l’aimer ; mais Ondine offre le plus grand des pouvoirs à l’homme aimé. En effet, l’amour reçu rend beau et désirable et, dans la mythologie, l’homme ainsi paré retrouve l’amour perdu, celui de la femme qui existait avant Ondine. L’homme, infidèle par nature, abandonne Ondine et épouse l’autre femme. Mais, pendant la nuit de noces, Ondine (qui n’est pas une sirène, mais une ondine, redisons-le), contrairement à l’héroïne d’Andersen (qui se sacrifie pour le bonheur de l’aimé) pénétrera dans la chambre nuptiale et ensevelira l’homme dans une bulle d’eau, où il se noiera. « Je l’ai noyé dans mes larmes. » Et l’ondine regagnera son milieu, la forêt et le lac. Bien autre est l’Ondine de Petzold : elle refuse de se plier au mythe et lutte contre son destin. Elle veut aimer, elle ne veut que cela envers et contre tout. Dans un entretien, Petzold nous donne peut-être la clef de son propos : « Nous [lui et Harun Farock, son ami co-scénariste] avons toujours estimé qu’une fausse identité est un élément épatant au cinéma. L’aspect négatif recouvert par une fausse identité se révèle si vous éprouvez le désir de changer d’identité — vous sortez acheter des cigarettes et vous ne revenez jamais. Vous quittez votre famille, vos enfants ou votre femme et vous adoptez une nouvelle vie, ce qui revient à reconstruire la vie que vous avez quittée. Vous ne pouvez pas sortir de votre peau. Vous êtes toujours vous. Mais le désir de sortir de votre peau, c’est le cinéma, pas ce qui advient à la fin, mais simplement le désir de changer d’identité, d’avoir une autre vie. C’est vraiment ce que j’aime beaucoup. » L‘Ondine de Petzold, par conséquent, est et n’est pas ce que l’on attend d’elle a priori. Le film se construit sur cet entre-deux de l’esprit et du coeur.

Notes de bas de page :

1 Cf. le poème joint en fin de billet.

2 πόρος, l’abondance, et Πενία, le manque ; cf. Platon, Le Banquet, 201d-203e