Marie de France et Chrétien de Troyes

Parole et silences en creux et au cœur du merveilleux
dans deux lais de Marie de France
et un roman de Chrétien de Troyes
« Prêtez-moi le cœur et l’oreille car
la parole se perd si le cœur ne l’entend pas. »
« (…) celui qui voudra me comprendre doit me confier son cœur et ses oreilles car je ne veux proférer ni songe, ni fable, ni mensonge ».
Yvain ou le Chevalier au Lion
Introduction : interstices et porosité entre deux mondes
Le merveilleux naît du frottement entre deux mondes, le nôtre et celui qui n’est pas lui, mais ailleurs, quel que soit cet ailleurs. Le merveilleux, dirions-nous, est un interstice par lequel le conte ou l’histoire peuvent pénétrer le réel, à l’endroit précis où la suture entre deux mondes apparaît et s’effrite. La fée est un intermédiaire mystérieux et privilégié entre ces deux univers, et ce, qu’on la nomme telle ou non. « Le merveilleux crée son monde parallèle à égale distance du réalisme plat et de l’onirisme égarant. Contrairement au fantastique qui fait peur ou au miraculeux trop uniment religieux, le merveilleux joue sur les ambiguïtés d’un monde rempli d’énigmes. » (Philippe Walter, 15) La femme est l’un de ces intermédiaires privilégiés dans la littérature du Moyen Âge entre ces deux mondes. Elle est l’entre-deux. Elle réside entre la vie et la mort, à la lisière, dans un interstice au cœur du monde des hommes. C’est par elle que tout le merveilleux et le malheur adviennent aux hommes qui s’éprennent d’elle dans les contes et histoires du Moyen Âge. C’est un peu la leçon du Moyen âge qui voit l’invention, ou plus exactement l’achèvement de la figure de la fée. Dans les textes que nous avons choisi d’étudier, Chrétien de Troyes, tout comme Marie de France, ne prononce pas le mot « fée », mais tisse le climat de merveilleux qui est le cocon dans lequel éclot ou, plus exactement, surgit la fée. Le silence masque la fée (bien sûr, il est des fées mâles : Cf. Yonec, par exemple) dans la femme, permet le merveilleux entre eux. Le silence de l’homme la protège ; sa parole tue le songe. Le silence de l’homme permet la parole de la fée ; sa parole à lui la rend à l’autre monde, celui du silence. C’est cet apparent paradoxe que nous aimerions mettre en lumière : lorsque l’homme rompt la geis (« Geis », pluriel « geasa », mot féminin irlandais qui désigne un interdit, un tabou dans la mythologie celtique), lorsqu’il trahit (souvent bien malgré lui) la parole donnée et reçue. Qu’en est-il de la parole de celui qui conte leurs exploits ? Et de l’auteur, réel, lui ? Parce que la parole de l’auctor est enchantement et nous fait pénétrer, nous aussi, dans un autre monde.
La magie est un des domaines de la parole, qui donne vie et souffle ; seule la parole peut assurer un lien entre le monde matériel et sensible et le monde surnaturel ou suprasensible. La parole est l’espace (ou la scène) invisible et nécessaire entre les deux. Pourtant, les mots qui créent ou ouvrent cet espace magique se heurtent nécessairement à ce qui échappe à la langue. Aussi, la parole s’abîme-t-elle, in fine, souvent, dans le silence. Les lais de Marie de France, tout comme les romans de Chrétien de Troyes, racontent cet univers qui se trouve de l’autre côté du miroir, du lac, au travers des ronces (« C’était un sentier particulièrement mauvais, empli de ronces et d’épines… » / « Molt i it voie felenesse, de ronces et d’espines plainne… », Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, v. 180-181, traduction de Corinne Pierreville)… Pour résoudre ce paradoxe, lorsqu’il apparaît, ils affirment d’une part qu’il existe une source antérieure, qui fonde la vérité du récit et le justifie — l’histoire peut être dite, à présent, puisqu’elle fut déjà narrée jadis par d’autres qui en sont garants (c’est pourquoi à la fin du XIIe siècle, Marie de France dit recueillir dans ses Lais des contes bretons qu’elle fait remonter à un passé mythique. Par exemple, dans Guigemar, v. 18-21 : « Je vais vous raconter, en peu de mots, les contes dont je sais qu’ils sont vrais, les contes dont les Bretons ont tiré leurs lais. » / « Les contes que jo sai verrais, dunt li Bretun unt fait les lais », traduction de Laurence Harf-Lancner) — et d’autre part, ils insèrent, dans le cadre du récit, le motif du secret imposé, qui exprime cet espace opaque et impénétrable du mystère. Mais comment exposer une histoire qui doit demeurer, par essence même, sous le sceau du secret ? Quelle est la relation entre l’indicible et la parole de celui qui le dit — personnage et auteur du lai ou du roman ?
À travers l’étude de deux lais de Marie de France, Lanval et Le Frêne, ainsi que celle du roman de Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, nous nous proposons de donner un échantillon de cette parole qui cache et révèle, qui sauve et tue, dans cette très brève étude, en sept étapes.
1. Ce que dit le merveilleux
Tzvetan Todorov conceptualise le merveilleux en tant que genre où « les éléments surnaturels ne provoquent aucune réaction particulière ni chez les personnages ni chez le lecteur implicite » (Todorov, 49). Le surgissement du surnaturel, par une sorte d’interstice ou de trou dans le réel, tel un anneau magique offert par une fée ou assimilée (Cf. Lunete qui donne à Yvain un anneau d’invisibilité, v. 1024), est accueilli sans la moindre hésitation, à la fois de la part de l’auditeur de l’époque médiévale, ainsi que de la part du héros qui se pris à parti, lorsque survient une reconnaissance du genre merveilleux, de même les personnages qui lui sont intrinsèquement liés. Les Lais de Marie de France, œuvres composées dans une région propice à la propagation de récits merveilleux, puisent leur essence dans la « matière de Bretagne », suscitant la reconnaissance du merveilleux sans ébranler la confiance de l’auditeur médiéval quant à la parole qui narre. Pour le lecteur contemporain, c’est davantage l’association du merveilleux aux contes de fées et au monde arthurien qui engendre l’acceptation si aisée des éléments surnaturels (ne sommes-nous pas également blasés ?). Il devient alors possible de discerner plusieurs manifestations du merveilleux, dont nous retiendrons deux versants : le merveilleux féerique et le merveilleux amoureux, qui sont si intimement entrelacés qu’ils pourraient presque être le recto et le verso l’un de l’autre. Il s’agit ici 1/ de montrer que chaque forme de merveilleux engendre une nature du silence singulière et 2/ de mettre en relief divers silences enchâssés : le secret (du héros au cœur du merveilleux), l’implicite (de la fée ou assimilée) et l’ellipse (de l’auteur du lai ou du roman).
Si le Moyen Âge n’a pas « inventé » les fées, il nous a, pour le moins, légué ce mot d’origine romane. De conserve, les dictionnaires étymologiques soulignent le fait que le mot fée vient du latin fata « destinées », ils les apparentent aux Moires ou aux Parques. Mais, la plupart du temps, ils négligent ce que Philippe Walter, lui, va souligner : « Les dictionnaires étymologiques indiquent que le mot vient de fata les « destinées » (pluriel du latin fatum). Ils oublient toutefois de rappeler l’étymologie de fatum. Ce mot dérive du verbe défectif fari signifiant ‘parler’. Cela signifie que la fée est fondamentalement une divinité de la parole. Elle agit par une parole que l’on peut qualifier de magique. Le verbe faer signifie en ancien français ‘ensorceler’ (par des paroles), ‘lancer un charme’ (carmen désigne une invocation sacrée). Faer, c’est donc imposer un destin par la magie de la voix. Le destin est l’accomplissement de la parole des fées mais ce destin ne s’accomplit qu’en étant proféré. On ne sera jamais assez attentif à l’essence performative de la parole féerique dans la littérature arthurienne. Lorsqu’une fée parle, elle agit toujours sur l’avenir. » (Walter, 159) La parole est acte. Dire, c’est faire. La femme-fée parle et le héros doit se taire et seulement regarder : « Avec les mirabilia, on rencontre au départ une racine mir (miror, mirari) qui implique quelque chose de visuel. Il s’agit d’un regard. Les mirabilia ne se cantonnent pas à des choses que l’homme admire avec les yeux, devant lesquelles on écarquille les yeux, mais à l’origine il y a cette référence à l’œil qui me paraît importante, parce que tout un imaginaire peut s’ordonner autour de cet appel à un sens, celui de la vision, et d’une série d’images et de métaphores visuelles. Si l’on se reporte à l’ouvrage de Pierre Mabille, Le Miroir du merveilleux (1962), on est ainsi conduit à faire un rapprochement particulièrement pertinent pour l’Occident médiéval entre mirari, mirabilia (merveille) et miroir (bien que traduit en latin par speculum mais la langue vernaculaire rétablit des parentés) et tout ce qu’un imaginaire et une idéologie du miroir peuvent représenter. » (Le Goff, 18)
2. La fée comme instance du merveilleux
La première mention du mot fée au Moyen Âge dans la littérature française remonte peut-être au Pèlerinage de Charlemagne (1140) et dans L’Estoire des Engleis (1136) par Geffrei Gaimar qui déclara que Elfroed était si belle qu’Edewold pensait que c’était une fée !
« Dans les récits arthuriens, rien ne distingue extérieurement la fée d’une femme ordinaire, sinon son extrême beauté, ou plus rarement, son extrême laideur. La particularité de la femme réside plutôt dans sa parole prémonitoire, fatidique et magique. » (Walter, 159) Là où il y a du merveilleux est cachée une fée. Si l’on se réfère à la définition énoncée par Pierre Gallais dans son grand ouvrage intitulé La Fée à la fontaine et à l’arbre, celui-ci s’accorde avec Philippe Walter, car la fée au Moyen Âge émerge comme un personnage identifié par ces traits distinctifs : « (…) un être surnaturel, féminin, d’apparence et de taille normales, généralement jeune et très belle, richement vêtue. Elle possède des pouvoirs magiques qui lui servent à aider les humains, ou dont elle les dote. La divination, en particulier, est l’un de ses pouvoirs : la fée connaît la destinée des humains ; elle prédit, voire détermine, l’avenir. » (Gallais, 12) Souvent entourée d’une « nuée » d’images naturelles, parmi lesquelles l’eau et les arbres, la fée dessine, par sa présence, un seuil marquant la frontière entre le monde humain et le monde féerique. À titre d’exemple, dans le roman de Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, l’entrevue entre Yvain et Laudine, la fée de la fontaine, ne se matérialise qu’après que ce dernier ait aspergé d’eau un perron près d’un arbre d’une beauté merveilleuse, engendrant ainsi une tempête terrifiante. Lanval rencontre son amante féerique au bord d’une rivière et l’héroïne du Frêne, qui n’est pas à proprement parler une fée, est comme incarnée dans l’arbre éponyme. Si la fée ne s’annonce pas toujours en tant que telle, il est, cependant, facile de la reconnaître ; en effet, dans les romans en vers du XIIe siècle, la tradition veut que l’on brosse le portrait d’une femme suivant un ordre immuable qui part de la tête pour évoquer ensuite le corps. Le portrait de la fée, lui, très sensuel pour ne pas dire ouvertement sexualisé, débute par l’évocation du corps…
La fée est soit amante soit adjuvante ou encore dissimulée ou cachée dans une femme, qui n’est pas tout à fait fée ni tout à fait humaine (Lunete, par exemple, qui donne un anneau d’invisibilité à Yvain : elle possède un attribut magique, mais est humaine) si l’on veut reprendre et adapter à notre étude le schéma actanciel d’Algirdas Julien Greimas, et ce qu’elle dit et tait n’est pas exactement la même chose. La seconde était plus bavarde que la première…
3. Fée amante
La fée fait irruption dans le monde des humains et naît un amour quasi instantané entre une fée et un mortel. Reprenant la structure ou le modèle des contes de fées, selon la typologie Mélusine et Morgane, l’indépassable Laurence Harf-Lancner met à jour deux structures possibles : le conte mélusinien : « (…) un être surnaturel s’éprend d’un être humain, le suit dans le monde des mortels et l’épouse en lui imposant le respect d’un interdit. Il regagne l’autre monde après la transgression du pacte, laissant une descendance. » et le conte morganien : « (…) un être surnaturel s’éprend d’un être humain et l’entraîne dans l’autre monde. Le retour du mortel parmi les siens est lié au respect d’un interdit dont la transgression provoque la mort du héros ou sa disparition définitive dans l’autre monde. Cette union demeure stérile. » (Harf-Lancner, 12)
À l’œuvre dans le domaine littéraire, ces deux types féériques ont donc reçu un nom, Morgane et Mélusine, reconstituant en un couple antithétique la femme ambiguë ou ambivalente. Morgue, est la femme fatale, la féminité maléfique, l’Inexorable que l’on peut identifier à la mort. Mélusine, elle, c’est Morgue apprivoisée : en elle s’épanouit et déborde généreusement la magie bénéfique de la femme, féconde, maternelle. La putain et la maman pourrait-on presque dire au XXe ou au XXIe siècle, si on ne redoutait pas l’anachronisme dans le jeu des idées. Elle se dépouille un temps de sa part d’ombre avant de quitter celui qui n’a pas su la garder, à jamais serpente, repliée sur son mystère. Figure clef de l’imaginaire médiéval, la femme soumet l’homme aux lois de son désir, l’attirant dans l’Autre Monde ou, conquise, elle se plie aux lois de son époux mortel. Mais Laurence Harf-Lancner confirme que « Les femmes les plus féeriques qui soient, les héroïnes des lais de Lanval ou de Guingamor, ne sont jamais désignées comme telles. » (Harf-Lancner, 8) La fée de Lanval est du type mélusinien : les deux mondes ne doivent pas communiquer, la séparation doit être stricte. À la suite de sa trahison — qui advient, bien malgré lui, pour sauver sa peau — Lanval partira avec la fée venue le sauver — sans mot dire — dans l’île d’Avalon (l’île des pommes, du gallois affallach), le monde des fées, qui est aussi un monde très ambigu : monde des morts ou monde de la vie éternelle ? Comme une vrai banshee, personnage psychopompe qui apparaît à l’élu au moment de sa mort, pour l’emmener dans l’Autre monde, la dame de Lanval apparaît au moment où le héros a la mort dans l’âme, et qu’il quitte la cour, désespéré et affligé par l’oubli du roi.
Le lai de Lanval, l’histoire de Mélusine et d’innombrables contes populaires suivent la même structure narrative :
— une fée s’unit à un mortel en lui imposant le respect d’un interdit pour jouir d’elle et de son amour ;
— le héros est comblé aussi longtemps qu’il tient parole ;
— le pacte est violé et la fée disparaît.
Dans tous le contes mélusiniens, le non respect du pacte provoque la disparition de la fée.
La faute de Lanval est double. Il a violé la geis, le secret sur lequel reposait son union avec la fée ; mais Marie de France introduit, en plus, dans ses contes, les thèmes de la littérature courtoise de son temps : selon la doctrine courtoise qui s’élabore au XIIe siècle, l’amant doit garder le secret sur son amour et ne pas s’en vanter. Lanval a donc commis une faute contre la morale courtoise ! De même, Yvain va commettre une faute produite par un conflit de double loyauté : le devoir de courtoisie et la fidélité au secret.
4. Fée adjuvante
Ainsi, le concept du « type » de fée exerce son influence sur la structure narrative. La première conséquence narrative découlant de l’inclusion du « type » féerique réside dans le silence paradoxal qui entoure sa présentation : aucun indice n’est donné sur sa provenance, sur sa genèse. Elle surgit, toute faite, d’une ellipse du texte, comme engendrée par le non-dit. Cette approche diffère de celle réservée au chevalier, dont l’introduction inclut la mention de son lieu de naissance et de sa parenté, de son contexte en bonne et due forme. Le lecteur, reconnaissant la figure féerique, demeure dans l’ignorance quant à ses détails, acceptant ainsi, sans broncher, cette lacune d’informations, ces blancs du texte. Le personnage, bien qu’identifié, conserve son mystère au sein de la narration.
Pierre Gallais aborde plus en détail ce phénomène dans l’introduction de son ouvrage intitulé La fée à la fontaine et à l’arbre. Laurence Harf-Lancner, dans le deuxième chapitre des Fées au Moyen Âge, développe une distinction entre la fée « amante » et la fée « marraine » — que nous qualifierions aussi de « fée adjuvante » pour reprendre à notre compte les catégories de Greimas. La fée Morgane est, par définition, une fée adjuvante dans Le Chevalier au lion. De même, Lunete (anneau d’invisibilité) et, plus étrangement, la femme aimée, Laudine (anneau d’invincibilité).
La fée du Frêne est bien différente de celle de Lanval et des avatars de fées dans Le Chevalier au lion et plus intéressante, car le merveilleux y est comme refoulé dans l’inconscient du texte ; il serait d’ailleurs passionnant de psychanalyser les Lais de Marie de France… Le frêne, aux yeux des Irlandais médiévaux est un arbre cosmique, il faut le souligner.
« Cette abbesse [qui recueille l’enfant abandonné et livré à un triste sort] agit alors comme une prêtresse : elle voit en l’enfant l’esprit de l’arbre. C’est pourquoi la jeune fille ne s’est jamais appelée « Frêne », mais « Le Fraisne » : le lai du Frêne est à la fois celui de l’arbre et de la jeune fille. Cela peut expliquer qu’elle se laisse si vite séduire par Goron : lui-même commença de l’aimer avant de la connaître, et peut-être l’aimait-elle aussi avant, comme les créatures féeriques dans d’autres lais. » (Sergent) Le Frêne désigne à la fois la jeune fille, l’arbre et le lai que nous lisons. Nous sommes face à cet enchâssement évoqué plus haut et à un entassement de non-dits et d’implicite. 1/Le héros est lié par un secret au merveilleux : sa parole est verrouillée ; 2/ l’implicite, qui est celui de la fée ou assimilée qui n’explique pas les raisons (de son amour, de sa nature et de sa situation, pas plus que celles de l’interdit qu’elle prononce) et 3/ l’ellipse (de l’auteur du lai ou du roman : le lecteur est censé accepter toutes les conventions implicites requises par la lecture, une sorte de suspension de l’incrédulité — suspension of disbelief — dirait Samuel Coleridge !).
5. Lanval
Ernest Hoepffner, dans son livre, Les Lais de Marie de France, écrit : « Un premier groupe de trois lais se détache de la masse. Ce sont les lais ‘féeriques’ : les lais de Lanval, d’Yonec et de Guigemar. Ce qui les caractérise, c’est que l’élément surnaturel s’y trouve dans toute sa pureté et y occupe une place de premier plan. » (Hoepffner, 56) Hoepffner identifie alors « l’amour entre un être humain, homme ou femme, et un être surnaturel, fée ou magicien » comme l’élément par lequel ces trois lais méritent la dénomination « féeriques ». (Ibidem) Au début du lai Lanval, le chevalier éponyme se trouve dans la situation idéale pour une rencontre féerique : oublié par le roi Arthur lors de la distribution de biens, il part comme en exil et se couche dans un pré non loin. Rêver peut-être… Bientôt deux jeunes femmes très belles et bien vêtues viennent « dreit » (v. 65) à la rencontre de Lanval pour lui déclarer que leur maîtresse désire le voir. Elles sont les suivantes d’une « pucele » qui est tout de suite reconnaissable, grâce à son escorte, comme étant une fée, mais qui n’est jamais appelée « fée ». Elle est venue dans le but de trouver et d’aimer le héros : il est l’élu. La dame a le pouvoir de réparer l’oubli et la pauvreté dont Lanval a souffert aux mains d’Arthur – ceci par une justice autre que celle de la cour humaine, une justice suprasensible si l’on peut dire. La fée répare souvent l’ordre mis à mal. En outre, la dame lui offre son amour. Elle est capable de venir à lui à tout moment, il suffit qu’il pense à un lieu où ils puissent se rencontrer seuls. Que la fée surgisse brusquement du néant quand Lanval la désire et qu’on la voie et l’entende seulement à son gré montre parfaitement sa nature féerique. Il n’est nul besoin d’en dire davantage. Mais tout don a un prix en féerie : la dame prononce un interdit, une geis, qui est aussi prophétie, nous le savons. L’auditeur ou le lecteur sait, en effet, dès le moment où la fée prononce l’interdit, que le chevalier le transgressera inévitablement, car c’est une des conventions qui accompagne le pacte de lecture des contes de fées.
Dès que cette prophétie est prononcée, c’est elle qui donne sa direction aux événements. Lanval ne doit pas parler de leur amour, sinon il le perdra pour toujours. L’interdit lui impose un silence qui est également imposé au récit (c’est ce que nous nommons l’implicite de l’auteur) : les détails de leur amour ne sont pas révélés. Tant que Lanval cache sa relation avec la fée, il demeure dans une situation favorable au sein du monde humain. Mais lorsque, pour une raison qui lui échappe, il transgresse l’interdit et perd l’appui de la fée, deux choses se produisent : d’abord, il perd sa position de pouvoir et se trouve accusé par le roi ; deuxièmement, il perd le goût de demeurer dans le monde humain sans l’amour de la dame. Il est doublement prisonnier – du roi et de l’amour de la fée. Lorsque la fée revient pour défendre l’honneur de Lanval, elle ne parle pas à Lanval ni le regarde, puis elle part. Elle ne fait pas partie de ce monde et ne fait que passer, que frôler ce monde. Sa disparition est encore plus abrupte que son irruption dans le récit : le fond et la forme du texte (l’implicite de la fée et l’ellipse de l’auteur) sont en parfaite adéquation. Ce retournement de situation engendre la disparition de Lanval.
« Od li s’en vait en Avalun, ceo nus recuntent li Bretun, en un isle qui mult est beals; la fu raviz li dameiseals. Nuls n’en oï puis plus parler, ne jeo n’en sai avant cunter. » (v. 659-64)
Lanval est, de manière très forte, construit sur le pouvoir absolu de la parole : il suffit que le héros élu parle pour que sa fée vienne le retrouver et il suffira qu’il trahisse son secret, pour qu’elle disparaisse. En retour, seule l’apparition en chair et en os de la fée à la cour peut mettre fin à la procédure judiciaire engagée par l’accusation mensongère de la reine.
Lanval et le récit disparaissent ensemble dans l’indicible et c’est très fort.
6. Le Frêne
« Par son nom (avec la présence de l’article défini), la jeune femme se donne comme une émanation mythique de l’arbre. Dans la Grèce archaïque, les frênes étaient le domicile de nymphes appelées Méliades. Le Frêne serait ainsi une fée. » (Walter, 169) Le lai de Frêne expose parfaitement la problématique du silence à travers la malédiction de l’héroïne, malédiction qui repose sur le secret de son nom. Enfermée dans un arbre, elle ne peut lever le sort que si un homme noble découvre son identité. Lorsqu’un chevalier, Goron, brave l’épreuve, il délivre l’héroïne de son mutisme et, ce faisant, il démontre en acte la puissance salvatrice de la parole. Le lai de Lanval explore une dualité plus subtile entre le silence et la parole. Lanval met en avant la faiblesse de la parole dans un monde de courtoisie, sous-tendue de règles établies, complexes, tandis que Le Frêne souligne la manière dont le silence peut être imposé par des forces surnaturelles, appelant une libération. Les figures féminines dans ces lais, représentées par la fée et l’héroïne du Frêne, incarnent la dualité de la femme médiévale, entre mystère, pouvoir et soumission au destin du merveilleux.
Comment le lecteur pourrait-il demeurer insensible au mutisme presque absolu de l’héroïne qu’est le Frêne et à cette subtile poétique du secret qui émane de ce lai ? Il n’est peut-être qu’un seul personnage de toute la littérature mondiale (fort éloigné de nos préoccupations médiévales) dont le mutisme émeut autant : Cordelia dans Le Roi Lear…
7. Le Chevalier au lion
Les romans de Chrétien de Troyes jouent volontiers avec les catégories de la vérité et du mensonge. Au moyen de certaines « postures énonciatives » (qui sonnent assez faux pour le lecteur moderne, semble-t-il) que l’on peut nommer « fictions de vérité », le narrateur convie son lecteur à faire comme si ce qu’on lui racontait était vrai. Nous sommes pris à témoin, nous, lecteurs ; par exemple, à l’extrême fin du roman : « Chrétien finit ainsi son roman du Chevalier au lion ; il n’en a pas entendu conter davantage et vous n’entendrez rien de plus, sauf à y ajouter des mensonges. » (v. 6804-6808) Le champ lexical du mensonge et de la vérité balaie tout le texte. Nous avons relevé une multitude d’occurrences concernant les mots « vérité », « mensonge », « vrai », « mentir », etc. Il y aurait toute une étude à faire à ce sujet…
L’enjeu est un peu différent des Lais de Marie de France évoqués plus haut. Ce qui se joue dans le texte est moins le rapport de la parole et du silence, qui sauvent ou perdent les êtres, et de leurs variations que celui du vrai et du faux. Il s’agit davantage de faire pénétrer le lecteur de l’autre côté du miroir, de le captiver en lui présentant comme vrai ce qui se déroule sous ses yeux. Marie de France demeure essentiellement dans son texte auprès de ses personnages, semble-t-il, quand Chrétien de Troyes se décale un peu et se place légèrement en dehors de son texte en nous prenant à témoin pour en juger la véracité.
L’épisode le plus intéressant du point de vue de notre axe est la perte du nom et l’adoption du « pseudonyme » (« Chevalier au lion ») du héros par lui-même. Quand Yvain transgresse l’interdit dicté par sa dame, bien sûr il perd son appartenance à ce monde et l’amour de la dame. Il n’appartient plus au monde humain ni à l’autre monde : il est plongé dans une folie qui le laisse tout à fait transformé et totalement étranger au chevalier qu’il était auparavant — il est passé dans un autre monde, mais pas celui des fées, un autre monde EN LUI, celui de la folie, de la sauvagerie —, et il en perd son nom. Une fois rétabli grâce à un onguent magique, il vient à l’aide d’un lion qui le suit (lequel nous fait penser, à tort ou à raison, au lion de C. S. Lewis, Aslan) partout après cet épisode. Se faisant connaître sous le nom de « chevalier au lion », Yvain se déclare Autre. De la même manière, c’est par une ruse que Lunete fait croire à sa dame qu’Yvain est un autre chevalier que celui qu’elle a épousé et qui l’a trahi. En effet, la dame de la fontaine promet de réconcilier le Chevalier au lion avec sa dame, sans savoir que la dame en question n’est autre qu’elle-même. De cette manière, Yvain regagne une légitimité – qui reste, toutefois, ambiguë et fragile – dans le monde de sa dame. Il ne passe pas dans un autre monde, mais il traverse, en quelque sorte, diverses identités par le fait même du langage (le changement de noms).
8. En guise de conclusion : la voix du récit et celle de l’auteur
Dans les lais, la voix est ce qui, précisément, permet la définition du genre : le conte, l’aventure se construisent sur la mémoire d’un événement hautement lyrique, au sens musical et / ou poétique du terme (c’est le sens du mot lai sous la plume de Marie, qui se réfère toujours au chant source et non pas au récit dont le lecteur s’emparera). C’est précisément cette conscience de la différence entre la source et la translation, au sens médiéval, qui fait de Marie de France un auctor et qu’à sa suite le lai deviendra un genre narratif à part entière ! Or Oëz, seignurs, ke dit Marie/ Ki en sun tens pas ne s’oblie (Guigemar, V.3-4)
Au cœur de ces histoires, se dessinent des motifs récurrents tels que le silence et la parole et, plus particulièrement, le silence et la parole de la femme/fée et ceux du héros masculin. L’un des éléments les plus frappants dans ces lais est l’omniprésence du silence et de la parole en tant que moteur de la narration. Dans le lai de Frêne, par exemple, l’héroïne est condamnée au silence jusqu’à ce qu’un homme noble découvre, dans les deux sens de ce mot, son nom. Cette malédiction met en lumière le pouvoir de la parole comme délivrance, mais également comme piège. Le lai de Lanval explore également cette dualité, où le silence de Lanval sur la beauté de son amante le plonge dans une série d’épreuves. Le Chevalier au lion, quant à lui, illustre la puissance rédemptrice (et ironique, car l’auteur l’est grandement) de la parole lorsque Yvain reconnaît ses erreurs et s’engage à réparer ses fautes.
L’ambiguïté, l’ambivalence est ce qui caractérise la littérature du Moyen Âge. L’« autre monde » des lais, par exemple, figure à la fois l’espace surnaturel issu de la mythologie celtique et le monde intérieur des personnages. La parole de la fée ouvre l’Autre Monde pour l’homme et la parole de l’homme le ferme à jamais. La parole tue la féerie. Le silence sauve l’amour. Mais tout dépend quelle parole et quel silence et à qui ils appartiennent. Les intrigues amoureuses invitent les auteurs à pénétrer dans leur âme. Les Lais de Marie de France présentent deux aspects dominants : le merveilleux romanesque et féerique et la peinture de l’amour, l’un allant rarement sans l’autre. Elle nous livre une peinture nuancée de l’amour, qui n’est ni l’amour courtois codifié par les amoureux transis ni l’aveuglement des chevaliers soumis aux caprices d’une dame impassible (Chrétien de Troyes) et ce n’est pas davantage la passion violente — fatale ! — de Tristan et Iseut. C’est une peinture subtile que d’aucuns peuvent parfois trouver sèche…
BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE
Le corpus de l’étude, dans diverses versions, afin de profiter d’un éventail de notes et de la présentation des textes :
Chrétien de Troyes, Yvain ou Le Chevalier au lion / Lancelot ou Le Chevalier de la Charrette, illustrés par la peinture préraphaélite, (traduction de Philippe Walter pour Yvain et introduction du même auteur : « Le passé au présent : l’imaginaire médiéval des préraphaélites ») Éditions Diane de Sellier, Paris, 2023
Le Chevalier au lion, édition bilingue établie, traduite, présentée et annotée par Corinne Pierreville, Éditions Honoré Champion, Paris, 2016
Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, France, 1994
Marie de France, Lais, présentés, annotés et traduits par Laurence Harf-Lancner, Lettres Gothiques, Livre de poche, Paris, 1990
Marie de France, Le Lai de Lanval, présenté, annoté et traduit par Laurence Harf-Lancner, Le Livre de Poche, Paris, 1995
Lais du Moyen Âge, Récits de Marie de France et d’autres auteurs (XIIe – XIIIe siècle), Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2018
Littérature secondaire
BRIGGS (Katharine), A Dictionary of Fairies, Allen Lane, Great Britain, 1975
DUMÉZIL (Georges), Mythe et Épopée I, II, III, Gallimard, Quarto, Paris, 2014
FRANZ (Marie-Louise von), L’Interprétation des contes de fées, Albin Michel, Paris, 1995
GALLAIS (Pierre), La Fée à la fontaine et à l’arbre. Un archétype du conte merveilleux et du récit courtois, Amsterdam, Rodopi, 1992.
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