Cinéma

GUY

« UN DOCUMENTEUR SENTIMENTAL»

 

Guy

 

Un film de et avec Alex Lutz

 

Voici un film qui s’est immiscé en moi par hasard et qui refait surface régulièrement, plusieurs semaines après l’avoir déniché par accident (la merveilleuse fée Serendipity a encore fait des siennes !) sur une plate-forme de vidéo à la demande à laquelle je suis abonnée. Je l’ai découvert un siècle (5 ans) après tout le monde, de même son réalisateur et comédien principal, Alex Lutz. Faute de temps et de goût, je ne regarde pas la télévision — hormis des vieilleries extraites des fonds de l’INA, via Madelen, ce qui dénote peut-être un âge certain et un refus d’être modelée par une époque dans laquelle je ne me reconnais pas —, donc je n’avais jamais rencontré son incarnation la plus célèbre, à savoir la secrétaire nommée Catherine.

L’argument du film ? Gauthier, jeune journaliste, apprend dans une lettre que lui a laissée sa défunte mère qu’il est le fils illégitime de Guy Jamet, un chanteur de variétés très en vue autrefois. Ce dernier ignore tout de son existence. La mère exige dans cette lettre posthume que le fils ne révèle rien de leur lien au vieux chanteur. Tandis que Guy tente un retour sur le devant de la scène avec un album de reprises et une tournée, Gauthier décide de le suivre et de le filmer, dans sa vie quotidienne, lors de ses concerts et de sa promotion, pour produire un documentaire.

Ce stratagème lui permet à la fois d’être fidèle à la promesse arrachée post-mortem par sa mère et de découvrir son père au fil de la caméra, ce troisième œil qui le protège et met à distance ses émotions. Le regard de Gauthier sur son géniteur va évoluer peu à peu. La caméra d’abord moqueuse face à ce vieux crooner va finir par embrasser le personnage, sans que le jeune homme ne révèle jamais la vérité à Guy. Puis c’est le père qui filmera le fils, à la fin, et cette passation de regard sera très symbolique : le fils s’émancipera de sa quête, il partira seul et le père le verra s’éloigner et disparaître de son champ visuel. La partie musicale du film est diablement émouvante. Les faux Scopitone et les extraits d’émissions de variétés des années 1980 sont enlevés et plus vrais que nature. La présence de Nicole Calfan (actrice qui a traversé les années 70 et 80, ex-femme  d’un chanteur populaire, François Valery, incarne ici son attachée de presse), de Julien Clerc et surtout de Dani (la mère de son fils légitime, mais également son ex-partenaire de duo – interprétée, dans sa version jeune, par Élodie Bouchez) ne manquent pas de toucher au vif. Ce sont des artistes qui font partie de notre mémoire collective et cette inscription dans nos souvenirs crée une proximité et une complicité immédiate avec le spectateur de plus de 40 ans, parce que la variétoche (nulle intention péjorative de ma part dans ce mot, bien au contraire) d’aujourd’hui a un tout autre visage (j’affirme que nous avons perdu notre innocence et notre légèreté et l’on ne retrouvera pas de sitôt un Joe Dassin à la voix suave, élégamment vêtu de blanc, professionnel à l’excès dans son registre). Outre l’exploit d’Alex Lutz, qui est un drôle de caméléon capable de donner vie à n’importe quel type d’être humain (de l’ado à la vieille femme), le film est saissant du début à la fin, car il fait, avant toute autre chose, vivre sur un mode assez extraordinaire un personnage de fiction. On ne pourrait voir que la performance d’un acteur qui se glisse dans la peau d’un homme de 74 ans, alors qu’il a en 35 de moins, avec force maquillage invisible (4 h 30 de préparation, taches de vieillesse comprises !), modulation de la voix, phrasé spécifique, expressions ou paysage corporel d’une parfaite authenticité, mais on oublie très vite que Guy Jamet n’existe pas, tant il crève l’écran, mais non pas à la manière du personnage de Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire ou de ceux de Pirandello dans la pièce Six personnages en quête d’auteur, mais d’une façon plus troublante et plus subtile, puisque nous sommes partie prenante de l’illusion, puisque nous rentrons dans le cadre que les personnages de Woody Allen ou de Pirandello ne désertent, eux, jamais. En effet, nous formons, de notre regard et de notre corps, en quelque sorte, ce quatrième mur que brisent certains personnages quand ils semblent se désolidariser de leur rôle. Il ne s’agit pas d’une métalepse. C’est plus retors.

Pourquoi ce film, qui n’est pas une œuvre magistrale ni un classique au sens qu’Italo Calvino pourrait donner à ce mot, provoqua-t-il une émotion aussi intense dans la chair de mon esprit, jusqu’au frisson — émotion qui ne manque d’ailleurs pas de se répliquer ? Je ne cessai de me poser cette question pendant plusieurs jours. C’était viscéral. Je crois avoir trouvé une réponse possible et cela a trait à quelque chose de solidement planté en moi, à la frontière de l’enfance et d’une vocation au centième assouvie : mon goût violent pour, je ne dis pas l’art, mais la fiction. J’ai toujours préféré les livres et les films à la vie prétendue réelle et je suis d’ailleurs un bon écrivain du quotidien lorsque l’on me laisse un peu de marge pour me mettre en scène ainsi que ceux que j’aime, à défaut de n’avoir jamais eu le courage ou la force d’âme pour aller au bout de moi-même sur la page — je ne suis pas encore finie, même si pas mal de gens pensent cela de moi, et je peux encore (me) réserver des surprises… Il y a un sens du cadrage inné, un goût pour la lumière frisante et le détail et surtout des situations dans mes fictions invisibles où vivent ceux que je préfère…

Oui, la fiction est ma maîtresse et l’a toujours été depuis l’enfance. J’ai écrit ma vie véritable dans un ailleurs impénétrable à la plupart des personnes qui me côtoient, sauf celles qui font l’effort de me saisir au-delà de l’apparence première, et ils sont rares. Il n’y a rien qui ne soit un problème de regard. Dans la vie tout autant que dans ce film et je suis sensible à l’extrême à cela.

Alex Lutz incarne donc Guy Jamet, un chanteur charmeur et mal léché parfois, qui porte beau malgré ses 70 ans et des poussières. Guy Jamet est un hybride de divers chanteurs de variété qui ont accompagné les gens de ma génération et encore plus ceux de la précédente (Herbert Léonard, par exemple, ou Michel Delpech). Guy Jamet, dont l’homonyme nous dit qu’il n’existe pas, est un personnage tellement vivant, si réel qu’il réussit à traverser le film pour vivre à l’extérieur, dans « la vraie vie », la nôtre. En effet, Guy Jamet, alias Alex Lutz, a même enregistré un album. L’illusion est parfaite à telle enseigne que cette séquence du film avec l’exécrable thuriféraire Michel Drucker paraît authentique, de même cette séance de travail avec le charmant Julien Clerc et la regrettée Dani.

Pire, bien que conscient de la supercherie comme je le fus — quelques minutes après le début de mon visionnage, et uniquement parce que je ne connaissais pas Alex Lutz et que suis tombée au beau milieu du film que j’ai dû « rembobiner », je compris que j’avais affaire à une fiction —, le spectateur refuse d’être dépossédé de cette illusion.

Étrangement, ce faux documentaire sur un chanteur qui n’existe pas fit écho en moi à cet autre documentaire en salles depuis quelques semaines, celui dédié à Christophe, bien réel, lui, et disparu il y a déjà 3 ans. Mais l’émotion que je ressentis alors avec Guy n’est pas de même nature. Et c’est en cette différence que j’ai trouvé un début d’explication quant à mon trouble. Le film consacré à Christophe me rattache à des sentiments provoqués par un tiers, à une action extérieure qui frappe mon esprit et mon cœur et, partant, à une passivité consentie et implicitement attendue ; le film sur Guy Jamet fit jaillir une émotion que je créai de toute pièce, dès lors que je fus témoin et complice de la supercherie, par la force de mon imagination. Ma volonté y concourait pleinement dans le dernier cas. La passivité était presque tout entière dans le premier.

Alex Lutz estompe avec un immense talent la frontière de la fiction et du réel et met en scène deux personnages invisibles, mais qui sont les véritables protagonistes de ce faux documentaire : le temps et sa comparse, la mémoire, d’une part, et d’autre part notre capacité à croire (cette naïveté concédée). Il ne s’agit même plus de suspendre notre incrédulité à la Coleridge (« willing suspension of disbelief »), mais en quelque sorte de traverser ce que Diderot nommait le « quatrième mur », celui de la fiction, et de le laisser se reconstituer derrière notre dos (cela va donc plus loin que le simple pacte fictionnel). C’est une expérience presque métaphysique que ce film très chaleureux nous propose, de manière latente et bonhomme. Il nous interroge sur notre ressenti, sur cette volonté d’être dupé et, dans un mouvement unique, nous ramène à cette faculté ésemplastique qu’est l’imagination (néologisme de Coleridge dont le cousin est l’Ineinsbildung de Schelling), à savoir le pouvoir d’unifier de l’imagination, ce qui est le pouvoir véritable de l’imagination, celui d’accueillir l’infini dans le particulier, cette force par laquelle l’âme est un corps, l’individuation, la création dans toute sa vérité. L’œuvre d’art est l’endroit par excellence de la fusion des éléments contraires : particulier et universel, fini et infini, nécessité et contingence… Cette fusion parfaite entre le sujet et l’objet qu’effectue l’œuvre a lieu en elle, car c’est l’endroit où ni l’universel ne signifie le particulier ni le particulier l’universel, mais où ils ne font qu’un, absolument…

Guy nous l’avoue à la fin du film, lorsqu’il se saisit de la caméra : il se fabrique un souvenir de Gauthier, parce que tout passe. Oui, tout passe, même et surtout la crème de l’existence : l’amour, le succès, la jeunesse, la vie et il ne reste rien que des images qui se fanent de plus en plus pour disparaître à leur tour, elles aussi. La dissolution des êtres et des choses dans cet incorporel qu’est le temps où nous nous noyons. Proust a écrit des milliers de pages à ce sujet.  Les êtres humains voyagent de cœur en cœur, d’esprit en esprit, légers et entêtants, comme l’air d’une chanson et demeure ce rien, quelque chose qui ressemble à une impression. Le sens de la vie, c’est de ne plus avoir peur, de filer à toute allure vers notre accomplissement pour disparaître, si possible heureux d’avoir joui d’être ou plus précisément d’avoir été. Le has been ne symbolise que cela. Il a vraiment été, quand, pour la plupart d’entre nous, il ne s’agit que d’être ou de tâcher d’être au présent. La mémoire réelle est celle qui a joui d’être, pas celle, passive, des êtres qui hibernent toute leur vie ou tentent de se maintenir dans l’existence sans flamboyer. Guy est un has been, terme méprisant qui désigne en vérité, ici, le contraire de ce que l’expression sous-entend pour le commun. Jamais Alex Lutz ne verse dans la parodie ou le clin d’œil facile de connivence mauvaise avec le spectateur. Bien au contraire, l’acteur-réalisateur crée avec du faux une nostalgie (sur)réelle et l’émotion nous frappe de plein fouet, comme un boomerang. Le has been exprime une apparition qui n’a duré qu’un moment, puis qui a disparu ; il est la mémoire solidifiée, statufiée peut-être, de ce qui a été oublié, du vivant décédé, un oxymore, ce dont on est pourtant nostalgique. C’est la trace creusée en nous qui émeut plus que la cause exacte de cette trace. C’est un tatouage psychique. Le has been est un paradoxe. Le never was, lui, ne se meut que sur cette autre mémoire, trop commune et stérile, pour enterrer les existences ordinaires. Le Jamais du néant est pire que le Jamais-Plus, lequel est sentiment sédimenté, mais sentiment toujours en instance d’être réactivé par sa capacité émotive. Le film rembobine des images du passé, en noir et blanc, à la fin, ce que nous ne pouvons faire pour notre existence. Et Guy de dire à son fils, à la fin du film, lorsqu’ils cheminent, ivres, sur leurs chevaux respectifs, sans bombe, comme s’il avait le pressentiment qu’il est sien : « Tu as encore peur ? Non ? Alors prends le galop, prends le galop, mon garçon. » Comme s’il le poussait vers la vraie vie qui n’est qu’audace !

Le véritable sujet du film est peut-être donné dans ces dernières secondes. C’est l’angoisse et le refus de la disparition, de la nôtre autant que de celle du has been. L’épilogue du film cite, en modifiant légèrement le texte, Les Années de ce piètre écrivain qu’est la détestable Annie Ernaux. Je dois avouer que ces phrases-ci de la sorcière (j’ai peu d’indulgence pour les délateurs) sont belles et justes (je n’ai pas plus de goût pour la mauvaise foi, donc je le reconnais). «Toutes les images disparaîtront. Elles s’évanouiront toutes d’un seul coup comme l’ont fait des millions d’images qui étaient derrière les fronts des grands-parents morts, des parents eux aussi. Et l’on sera aussi un jour dans le souvenir de nos enfants au milieu de petits-enfants et de gens qui ne sont pas encore nés. Comme le désir, la mémoire ne s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire. Tout s’effacera en une seconde. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. La langue continuera à mettre en mots le monde.»

En effet, la variété, plus que tout autre art, que l’on conçoive celui-ci comme mineur ou majeur, à la Gainsbourg ou à la Béart, peu importe, est une « carte postale » (dixit Guy Jamet, qui en produit une, très jolie, Dadidou) à la Derrida peut-être ou une photographie parfaite de certains moments de notre vie, avec cette aisance extraordinaire à « kinesthésier » l’instant.

Une carte postale dit toujours, sur un ton léger, et quoi qu’elle dise, sur un coup de tête pourtant assez sérieux, l’essentiel : « je pense à toi ». Guy Jamet émeut parce qu’il a fait, au cours de son existence, sans être dupe, de ses capacités ni de ses limites, dans son registre, avec une partition très simple (la chanson d’amour, en ce qui le concerne), ce qui est notre lot à tous. Notre partition est écrite, elle est la plupart du temps assez courte et peu complexe et il s’agit d’en tirer le maximum, avec élégance si possible ou avec le moins de saloperies consenties. En s’affranchissant du jugement de ceux qui nous entravent. Guy Jamet nous délivre sa philosophie, qui s’affirme et contrebat l’apparent dérisoire d’une petite chanson, lorsqu’il invite celui qui le filme, son fils illégitime, tout autant que le spectateur quand il nous regarde face caméra (ce que ne fait jamais un acteur dans un film, sauf lorsqu’il s’agit d’une autre convention) : il faut vivre le danger d’être soi jusqu’au bout. Cette détermination et cette liberté s’incarnent ici dans le rapport aux chevaux, désignant à la fois la part domestiquée (et abêtie) en nous et notre part sauvage : la vie demeure inapprivoisée, risquée jusqu’à son terme, pour qui ose l’endosser vraiment. Ils sont rares, ceux-là ! La tombe de Jean-Edern, le trublion des lettres, qui avait du talent, mais qui le gâcha au service du Falstaff en lui, a pour épitaphe : « Qu’il soit permis à tout le monde de rêver comme j’ai vécu. » Le personnage de Guy ne nous dit pas autre chose. Il faut vivre plus grand que ce à quoi nous condamne le cadre — le regard — des autres ou les circonstances, ce qui revient à peu près au même. Audace ! Culot ! Foi ! Courage ! Folie !

La forme du faux témoignage n’efface jamais l’impression d’assister à un documentaire sur un chanteur réel. Jamais, cependant, il n’y a d’ironie ni de cruauté à l’égard du chanteur. Le temps, lui, est un assassin. « Souviens-toi que le Temps est un joueur avide. Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi » nous  rappelle Baudelaire. Guy n’est pas une comédie, c’est un film beau et sensible sur le temps qui passe et sur notre mémoire à travers ce fragile objet qu’est une chanson de variété. En cela, il est à rapprocher de l’émouvant film de Xavier Giannoli, Quand j’étais chanteur (2006). Guy est un miroir dans lequel nous pouvons nous contempler. C’est ce qui me bouleverse et me hante encore des jours après. Un homme à la fin de sa vie, et Guy Jamet l’est, pourrait presque nous dire ce que seul le mort sait, magnifiquement exprimé par Cocteau :

« Regardez les plis de cette étoffe. Pressez-les les uns contre les autres. Et maintenant si vous traversez cette masse d’une épingle, si vous lissez l’étoffe jusqu’à faire disparaître toute trace des anciens plis, pensez-vous qu’un nigaud de campagne puisse croire que les innombrables trous qui se répètent de distance en distance résultent d’un seul coup d’épingle ? (…) Le temps des hommes est de l’éternité pliée. Pour nous, il n’existe pas. De sa naissance à sa mort la vie d’Œdipe s’étale, sous mes yeux, plate, avec sa suite d’épisodes. » (Cocteau, La Machine infernale)

« De l’éternité pliée », c’est aussi la chanson qui illustre cela. Pas nécessairement une grande œuvre, une chanson de poètes, comme celles de Brassens, de Brel, de Trenet, de Caussimon et de bien d’autres, mais la toute petite chanson de variétoche, sans prétention, qui nous fait monter les larmes aux yeux, parce qu’elle condense cette éternité qui est la nôtre et que l’on ne veut pas trop la déployer, parce que cela fait mal. J’en ai quelques-unes de la sorte dans le cœur. Vous aussi. C’est une vérité si banale. C’est fatal. Mais il fallait le talent d’Alex Lutz pour exposer cette chose cette chose si simple et si délicate, ce je ne sais quoi presque insaisissable.