Îles…
« L’élan de l’homme qui l’entraîne vers les îles reprend le double mouvement qui produit les îles en elles-mêmes. Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. Il y avait des îles dérivées, mais l’île, c’est aussi ce vers quoi l’on dérive, et il y avait des îles originaires, mais l’île, c’est aussi l’origine, l’origine radicale et absolue. Séparation et recréation ne s’excluent pas sans doute, il faut bien s’occuper quand on est séparé, il vaut mieux se séparer quand on veut recréer, reste qu’une des deux tendances domine toujours. Ainsi le mouvement de l’imagination des îles reprend le mouvement de leur production, mais il n’a pas le même objet. C’est le même mouvement, mais pas le même mobile. Ce n’est plus l’île qui est séparée du continent, c’est l’homme qui se trouve séparé du monde en étant sur l’île. Ce n’est plus l’île qui se crée du fond de la terre à travers les eaux, c’est l’homme qui recrée le monde à partir de l’île et sur les eaux. L’homme reprend donc à son compte l’un et l’autre des mouvements de l’île, et peut l’assumer sur une île qui n’a justement pas ce mouvement : l’on peut dériver vers une île pourtant originelle, et créer dans une île seulement dérivée. A bien réfléchir, on trouvera là une nouvelle raison pour laquelle toute île est et reste théoriquement déserte. »
Gilles Deleuze (L’Île déserte et autres textes)