Littérature,  Musique

Auteuil à fleur d’âme

Depuis quelques semaines, j’écoutais Si vous m’aviez connu, le premier titre de l’album éponyme de Daniel Auteuil. Je suis un peu, s’il s’agit de musique, et plus encore en matière de chansons, l’équivalent d’une dyslexique. Je perçois moins les mots lorsqu’ils sont enfilés sur une phrase musicale : une tache aveugle se répand alors en moi. Sauf à l’opéra, parce que notes et mots sont fondus, parce que c’est une pâte ou une peau musicale, sans réel interstice ou pore. La musique brouille mon rapport aux signes linguistiques, il y a un court-circuit entre les deux dans mon esprit ; la musique est un langage qui m’est inaccessible à un certain niveau, car je ne sais pas la conceptualiser et ce que je ne sais pas analyser, je ne peux m’y abandonner sans retenue et y demeure donc, pour une part, à jamais étrangère. Je ne peux me soumettre qu’au règne des notes ou à celui des mots, mais jamais aux deux à la fois. Que ce soit un texte de prose, un poème, une lettre d’amour ou un texte philosophique, seules les images que les mots font naître en moi sont capables de me retenir ou de me « déclencher ». Les mots sont et demeurent des images très colorées pour moi. Je recherche donc partout des images fortes pour combler cet appétit, pour mon garde-manger mental. 
Précisément, ce premier titre avait tout pour me plaire, puisqu’il avait d’emblée la grâce d’être une source fluide d’images vives apaisant cette faim-là. Puis vint l’album que j’acquis (à Rennes) le jour de sa sortie pour m’en délecter chacun des jours suivants. Cet album ressemble un peu, selon moi, à un film en noir et blanc et cette impression est renforcée par l’aspect matériel du disque (pochette, disque et livret) aux couleurs smoking. (Dommage que quelques coquilles se soient glissées dans le livret, mais correcteur est un métier en voie de disparition…)

 

 Le titre de l’album sonne comme un regret ou comme une aubade au conditionnel passé du désir et du regret, mais il est, en réalité, un hommage à notre capacité à aimer la vie, jusqu’au dernier jour. 

 

J’ai été saisie dès la première écoute par cette mise en demeure et en péril de l’émotion. Arrivé à plus du milieu du chemin de la vie, songeant à Dante (Chant I de l’Enfer, dans La Divine Comédie), on se dit que Daniel Auteuil nous livre une fort délicate introspection de son âme, toute en pleins et en déliés, mais aussi en dénivelés. C’est beau, c’est pur, coupant sur les bords, sans jamais verser dans le pathos. Justesse et équilibre sont les mots qui conviennent pour dire cet album. Le beau, le bon et le vrai sont la véritable trinité depuis l’Antiquité. Pas un souffle ou un pas en trop. On est emporté sans s’en rendre compte, sans brusquerie, dans cette rêverie douce et résignée. Le travail d’orchestration, d’arrangement de Gaëtan Roussel (le chanteur de Louise Attaque qui fait une carrière en solo), sur les musiques du comédien chanteur, les siennes aussi, et sur des textes écrits également par Daniel Auteuil, Paul-Jean Toulet, Musset ou Voltaire, est une œuvre de haute voltige, l’art d’un funambule. Cela contribue à nous laisser glisser d’une rive à l’autre, de l’enfance à la vieillesse, du bord de la vie aux passerelles qui mènent au monde des défunts, peut-être. Les deux plus beaux titres sont probablement le texte de Voltaire (Si vous voulez que j’aime encore)  et celui qui, le premier, a annoncé sur les ondes cet album.

(Daniel Auteuil – Yann Orhan)

Ce disque est l’œuvre d’un vieil enfant qui croise ou retrouve l’homme fait sur le chemin de la mémoire, mais aussi une ouverture, une trouée tremblante de lumière, vers ce qui lui reste à vivre — comme à chacun de nous, mais avec en plus la conscience aiguë offerte en sacrifice par les ans qui s’ajoutent soudain plus lourdement. C’est une ode à la nostalgie, mais une nostalgie fière, empreinte de sérénité ou d’une certitude d’airain, celle de l’irrévocable. Il y a une dimension presque stoïcienne à ce voyage circulaire proposé par cet album, un voyage qui part d’une nécropole (la chanson inaugurale, Alyscamps) à la rencontre possible avec un fantôme du passé qui joue à cache-cache dans les ombres (le dernier titre) et vient peut-être chercher le narrateur-chanteur, sinon l’aguicher et lui donner la tentation du grand ailleurs…

La mort est présente en filigrane dans presque chaque titre, mais sans révolte ni tristesse, avec ce subtile soupçon de nostalgie pour apprécier ce qui demeure et ce qui peut encore être espéré ou sauvé. Ce n’est donc pas un hasard si le disque s’ouvre sur Alyscamps — évocation des champs  élyséens, à travers la nécropole d’Arles et référence implicite  à Dante. Paul-Jean Toulet nous met en garde contre notre propension à oublier la fragilité de l’existence : de l’amour à la mort il y a moins qu’une syllabe : « prends garde à la douceur des choses », car elles cachent des sentiments trop forts pour nos pauvres cœurs de verre et bien des mystères et des tragédies se dérobent en leurs replis, mais aussi parce que l’amour n’est que l’ombre portée de la mort.

Si vous m’aviez connu évoque la jeunesse et la superbe perdues à jamais. Le narrateur fait danser devant la femme à séduire les diverses incarnations de son passé tout en sachant qu’il s’adresse à une femme qu’il ne séduira pas, car il est trop tard et elle n’existe peut-être même que dans un phantasme. Ce n’est pas une plainte ni un regret, mais une sorte de songe secret qu’on étreint, vaguement épris de la douleur ambiguë du naguère et du jadis. On entrevoit divers personnages auxquels Auteuil a prêté vie au cinéma traverser cette chanson, dont ce lanceur de couteaux qui nous rappelle, bien sûr, le très beau film de Patrice Leconte, La Fille sur le pont.

Il était « tout déchiré dedans et tout recousu dehors » : n’est-ce pas le travail de l’acteur que de se servir de ses blessures intérieures pour tisser et réparer les peaux grêlées ou brûlées qu’il endosse à chaque rôle ?

Le narrateur de la chanson chute lentement de la certitude qu’il aurait pu séduire la destinataire de ses mots au doute abyssal. Le magnifique clip en noir et blanc de cette chanson, où la trouble Fanny Ardant 

apparaît, illustre cette tendre supplique et nous embarquons dans ce train de nuit, où Auteuil convoque quelque fantôme ou être rêvé pour un dîner dans la voiture-restaurant désertée de ce qui pourrait être l’Orient-Express. Puis il déroule le songe, façon conte des Mille et une nuits, et Auteuil se permet un léger changement dans le poème Saïgon de Toulet où s’esquisse le trouble destin d’une princesse chinoise infidèle… 

 À mesure que défilent les chansons de l’album, la mort gagne du terrain et l’amour s’estompe, ne demeurent que les sentiments qui n’exercent et n’excitent plus la passion (l’amitié, par exemple, et c’est une sorte d’écho au clip de Gaëtan Roussel, pour la chanson Je me jette à ton cou). Le texte de Voltaire, une lettre adressée à Madame du Châtelet (sa maîtresse plus jeune, pendant plus de 15 ans jusqu’à la mort de cette femme exceptionnelle, et maillon clef de la diffusion de la pensée de Newton), 

 

                                                                           « On meurt deux fois, je le vois bien :

Cesser d’aimer et d’être aimable,
C’est une mort insupportable ;
Cesser de vivre, ce n’est rien. « 

(1741)

 

Rouge indigo décrit le supplice d’une femme qui meurt sous les coups de son compagnon ; c’est un texte étrangement à part dans cette suite, mais un texte fort, où la révolte est d’autant plus violente qu’elle s’exprime contenue. Avec Infini, on plonge encore dans la mort, celle d’une femme aimée, il y a longtemps. C’est la traîne du souvenir. Le Faux Monnayeur, texte du chanteur, commence avec la féerie d’une photographie qui pourrait être signée Lartigue (« ces papillons qui s’échappaient de ton chapeau »), puis évoque immédiatement le regret d’un amant qui n’a pas osé aimer celle qui lui était destinée et qu’il a blessée, par lâcheté par « peur d’avoir peur ». Les regrets n’attendent pas la vieillesse, mais cette dernière les transforme indéniablement en fatalité. Quand l’âge de Toulet est comme une suite de la précédente. L’antépénultième et l’avant-dernière chansons sont un retour au point de départ, à l’Origine ( »Rêves d’enfant » de Toulet et une Ballade à la Lune dépouillée de quelques strophes, signée Musset dont il fait, en quelque sorte, le témoin de ses réflexions, mettant les points sur les I). 

D’ombre et de soleil vient clore le voyage, comme si un être aimé découpé dans la trame du passé (la mère ?) appelait le narrateur-chanteur.

Cette œuvre d’enfance et de vieillesse à la fois ne peut que troubler l’âme de l’auditeur et le renvoyer à ses propres clairs-obscurs. Les Contrerimes de Toulet assurent un savant déséquilibre aux chansons et miment le flux de la pensée et de l’émotion.  Cet album illustre cette phrase de Voltaire : 

  « Le cœur ne vieillit point, je le sais bien, mais il est dur aux immortels de se trouver logés dans des ruines. » (Voltaire dans une lettre à M. de Cideville)

 

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Nous attendons avec impatience de voir le spectacle de Daniel Auteuil dont cet album est la matrice… 

Un jour, il y a deux ou trois ans, en cherchant une photo que j’avais trop bien rangée, j’ai fait tomber un livre.  

En tombant, ce livre s’est ouvert sur la page de garde. Tout de suite je reconnus l’écriture de ma mère. « Pour Dany mon fils chéri (Dany c’est moi) ces merveilleux poèmes de Paul-Jean Toulet à lire quand tu seras grand. Avignon 1957. Maman « . À cet instant j’ai pensé que ma mère avait mis du temps à me trouver grand. Je lus et je relus ces contrerimes avec toujours plus d’émotion jusqu’au jour où allez savoir pourquoi je commençais à coller des accords de guitare sur ces émotions. Peu à peu naissaient des mélodies sur chaque nouveau poème que je lisais. Comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, je faisais des chansons sans le vouloir. Comme un jeu dans le secret de ma chambre et puis parce qu’on a le cœur trop plein, une envie de partage. Alors comme c’est mon métier,  je suis passé de la chambre à la scène.  Est-ce cela que l’on nomme musique de chambre ? 

(Daniel Auteuil) 

 

 

 

 

 

 

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